vendredi 30 juillet 2010

Sandro Botticelli, 92 dessins pour La Divine Comédie


« Sandro Botticelli consacra dix ans de sa vie à préparer l'illustration de La Divine Comédie. Travail intense, exclusif, qui fut pour lui la cause, selon Vasari, d'“infinis désordres” : c'est-à-dire de tous les tourments de la pauvreté... Ouvrage inachevé, énigmatique : l'auteur ne s'expliqua jamais sur le rapport de ces dessins avec le reste de son œuvre, ni sur le sens artistique et religieux qu'il leur attribuait, ni sur leur destination concrète...
Un mystère subsiste en effet autour de ces images. Quelle était leur destination ? Un manuscrit de luxe, enluminé comme avant l'invention de l'imprimerie ? On en fabriquait volontiers, dans les parages des princes ; et sur le revers des feuilles du parchemin de Botticelli un copiste connu a calligraphié le poème. […]
Peu connus, somme toute, les quatre-vingt-douze dessins qui nous sont parvenus (conservés, mais non exposés, au musée de Berlin et à la bibliothèque Vaticane) occupent pourtant une place centrale dans l'œuvre du peintre : on ne pourrait saisir sans eux l'essence du génie botticellien :
« II est impossible de le comprendre sans une étude exhaustive de ces dessins, où son art trouve tout entier à s'employer, écrit Herbert Horne. Botticelli impressionne ici plus qu'ailleurs par l'originalité de l'invention, la vérité de l'expression dramatique et par ses dons de visionnaire, son pouvoir de rendre le visible expressif de l'invisible, de sorte que l'œil comprend plus qu'il ne voit. »
Mais ils se révèlent, ces dessins, de façon inattendue, tout aussi centraux pour la compréhension du poème de Dante. Le travail approfondi de l'artiste sur l'ensemble du texte de la Comédie leur donne une ampleur, une cohérence, une précision, un sens du merveilleux qui n'avaient jamais été atteints par les autres illustrateurs. Dans sa conception même, l'illustration botticellienne se révèle révolutionnaire par rapport à toutes celles qui l'ont précédée, et suivie. Elle est, en effet, programmatiquement totale. C'est chaque chant qui est illustré, et chaque détail de chaque chant. Et l'ensemble frappe à la fois par son inventive beauté et par l'extrême fidélité à l'esprit et à la lettre du poème. »
extrait de Jacqueline Risset, “De Botticelli à Dante”, p. 12.

«[…] Sandro Botticelli entreprit deux fois d'illustrer la Commedia : une première fois pour l'édition florentine Landino, publiée en 1481 chez Lorenzo délia Magna, accompagnée d'un commentaire de l'érudit néoplatonicien florentin Cristoforo Landino, et pour laquelle étaient prévues cent gravures ; une seconde pour le manuscrit dont les illustrations sont reproduites ici.
Lorsque Botticelli se consacre à cette tâche, il existe une tradition déjà ancienne, vieille d'un siècle et demi, de l'iconographie de Dante. L'apparence et les vêtements du personnage de Dante suivent l'iconographie traditionnelle suscitée par les fresques de la chapelle du Palazzo Vecchio dues à Giotto et qui se prolongera, en peinture monumentale, avec la série des Uomini famosi (Offices) par Andréa del Castagno et le “portrait” de Dante par Domenico di Michelino, ainsi que dans l'enluminure. Il n'existe, en revanche, aucune semblable tradition en ce qui concerne Virgile. Botticelli le représente vêtu d'un manteau bleu ou violet, porté sur une robe bleue. Son bonnet, sorte de pileus romain, présente une lointaine ressemblance avec celui de l'empereur grec Jean VIII Paléologue, de passage à Florence en 1439, et avec la coiffure attribuée à Aristote dans des illustrations de 1500 environ.
L'illustration dantesque connaît également une tradition remontant à un siècle et demi, et au moins à 1337. Les enluminures des manuscrits représentaient tout ce qui pouvait être relaté par l'image : l'intrigue proprement dite, c'est-à-dire le périple de Dante avec Virgile puis Béatrice, les allégories, les rêves ou les interprétations de Dante sur ce qu'il rencontre au cours de son périple, parfois aussi la représentation générale de l’Enfer et du Purgatoire. […] »
extrait de Peter Dreyer, “Histoire du manuscrit”, p. 29.

Dante Alighieri, La divine comédie, illustrations de Sandro Botticelli, traduction de Jacqueline Risset, éd. Diane de Selliers, 2008.

mercredi 21 juillet 2010

“Goya, la dernière hypothèse”


Goya, Por casarse con quien quiso (Parce qu'elle s'était mariée à son gré), 1814-1824, 20,5 x 14,4 cm, album C, Prado, Madrid.

"Rien ; plus lumineux que le soleil ? Rien. Reste […] le cadeau tyrannique du rien. C'est cela qu'il faut consommer, qui est donné à manger et c'est dans cela qu'il faut vivre.
[…] Goya […] expérimente ce dont il peut être dans ses peintures le destinataire unique : ce que cachaient encore les habits, la fable, les histoires qui la faisaient passer : son poids. Le poids est-il quelque chose qui peut être éclairé ?
Plus de portraits, pas de visions : mais la contagion de la chose humaine.
[…] Mais quelle est la chair (si je pense que le sujet est la chair même de la peinture) ? Jeu étrange de provocation et de conjuration. Les lignes ou les masses, la succession des thèmes ont pour sujet assez facilement lisible quelque chose comme la fin de la chair (la mort du plaisir, de la jouissance, de la sexualité ?)
Procédons calmement : la brutalité du sujet ne peut que cacher sa littéralité ; reste la peinture : elle vit de la consumation de la chair ; elle vit et anime, après la suppression des distances imaginaires du théâtre de peinture, la disparition (fusillage, dévoration, absorption par le paysage, ensablement) du corps.
Mue extraordinaire dont la peinture serait le seul témoignage et comme la dernière peau.
Comédie de la chair : les figures sont mangées par la substance de leur mutation […]

Goya, Femme en pleurs auprès d'un mourant, lavis d'encre de Chine, 1810-1820, 18,9 x 26,1 cm, Biblioteca Nacional, Madrid.

Il faut prendre au sérieux (non au tragique) ces murs qui voient les sujets se raréfier, la chair faire étalage de cette extraordinaire mue, lueur, bosselage, se fondre dans le fond régulièrement sombre.
Selon quelle comédie (quelles justifications symboliques, allégoriques brutalement posées) tout ici dit-il « c'est fini » (fin du corps ou de la chair vivante, mur maçonné du rêve, obturation ou suture du monde imaginaire) ? Toute féerie bizarre, folle retombe dans une nullité d’imagination une fois atteint le mur de la vie et dressé, avec une telle économie, le mur – provisoirement – dernier de la peinture.
[…] Idées contemporaines sur les premiers bouillonnements de la nature, sur les sources volcaniques, secousses sismiques qui commencent à ébranler toute la représentation d'un ordre naturel de l'espèce ; cratères ouverts à fleur de terre, abîmes sous les pas : le refuge humain, le lieu préservé de la contagion des catastrophes réduit à quelques ombres éclairées. Humanité mouvante, corps multiple, machine grouillante et mue en tous sens par des chaînes de mouvements : une chaudière puissante qui dégage, comme une forge et une fonderie, ses flammes et ses fumées dans des aller-retours de bielles grises, blanchâtres, couleur chair.

Goya, Mort d'un saint, lavis de sépia sans légendes, 1812-1823, 20,9 x 14,5 cm, album F, Prado, Madrid.

[…] Encore une fois, une autre peinture est née […] elle naît, comme elle l'a presque toujours fait, dans le ciel comme surface et effet d'action des couleurs ; elle n'organise cependant pas la disparition du sujet.
[…] Réduit à rien, le sujet n'a plus de fonction ornementale (il n'en porte non seulement plus, il n'est surtout pas conçu comme ornement dans le tableau) : il refait au plus près le lien même de la peinture. Il en est devenu, un peu plus, la chair.
[…] Un peu partout un travail de la lumière liée à ce qui subsiste du sujet (à sa nouvelle manière) : elle ne le cerne pas, ne concourt pas à sa mise en scène. Ce qui est éclairé brutalement, soudainement (d'où, peut-être, l'idée d'une hâte ou d'une fièvre dans l'exécution) est le sujet comme moment de peinture. Il n'est mobilisable pour rien d'autre : sa chair est cette tournure sans autre emploi possible."

Jean Louis Schefer, Goya, la dernière hypothèse, Maeght éditeur, 1998, pp. 66-68, 81, 88.